Tom Waits est un personnage. Quelque part, entre un blues à l’américaine et le folk de Bob Dylan, le songwriter de Californie grimace au visage de la perfection. Sa voix rauque, longtemps fumée par le cendrier, déteste arrondir les angles : il faut dire que l’authenticité lui va si bien.
« Des airs à s’endormir les yeux ouverts, des histoires à dormir debout ». Ce jour-là, la plume du journaliste Henri-Pierre Fargeon a parfaitement cerné le personnage. Tom Waits, étrange vagabond à la voix caverneuse, caillasse le blues à sa manière, avec une poésie sauvage. Mais qualifier sa musique est un exercice périlleux, réservé aux acrobates expérimentés. Rock rauque, diront les uns. Romance brute pour gueules cassées, riront les autres. Lui préfère parler de funk cubiste.
À vrai dire, personne ne marche sur ses terres. Ses textes abrasifs et ses vers, poussés parfois à l’absurde, le possèdent. Sa voix âpre – « entre celle d’un clodo et celle d’un clown », comme il s’amuse à dire – fissure le cœur. Tom Waits, homme mystérieux sous son costume noir, erre à l’air libre, zigzagant entre dérision, joie et mélancolie, et s’inspirant des bouquins de ses écrivains préférés, dont Jack Kerouac, Charles Bukowski et Allen Ginsberg.
Il regarde la vie, car son « imagination a besoin de la réalité comme l’aveugle a besoin de sa canne blanche ». Il séduit par son étrangeté attendrissante, compose dans sa bagnole et préfère, de loin, se faire l’ennemi du mal, car la perfection est l’ennemie du bien. Tom Waits, musicien insaisissable et acteur à ses heures perdues, raconte un monde que seul lui perçoit. On divague avec lui. On se laisse intimider, jusqu’à dérailler sur la country de son enfance. Bref, on reste figé, la bouche ouverte. Si cet homme a donné des ailes à Norah Jones, King Krule et Jim Jarmush, il fait aussi planer son public.
Avant d’attirer les projecteurs, Tom Waits a tout fait : pompier, laveur de voiture, vendeur de glace. Puis, il se prend à rêver. Il veut devenir musicien. Il monte alors sur scène, avec sa guitare et son piano, pour se produire autour de chez lui. Herb Cohen, génial producteur de Frank Zappa, le remarque. Il faut dire que Tom Waits a quelque chose de spécial. Il lui permet ainsi d’obtenir un premier contrat, avec le label Asylum et sort son premier disque, en 1973.
La carrière de Tom Waits commence à prendre forme. Il assume, peu à peu, sa bizarrerie, le public aussi. En première partie de Frank Zappa, il marque les esprits. Mais sa notoriété va surtout bondir un beau jour de 1974, quand les Eagles reprennent Ol’55, l’un de ses titres. En parallèle, ses nouvelles compositions sont chaleureusement saluées par la critique.
Tom Waits est un musicien, mais le cinéma est un art qui l’intrigue. Il apparaît dans plusieurs films de Francis Coppola. Cette fois-ci, c’est Jim Jarmusch qui lui fait confiance, lui attribuant le rôle d’un convict dans le film Down By Law. Quelle bonne idée ! Désormais, le songwriter de Californie est aussi un acteur atypique, incarnant des rôles qui lui collent parfaitement à la peau.
C’est une grande année pour Tom Waits. D’abord parce qu’il apparaît dans le film Dracula, de Francis Coppola, avec le succès qu’on lui connaît. Mais surtout parce qu’il obtient, pour la première fois, une récompense aux Grammy Awards, au titre du meilleur album de musique alternative. Il faut dire que son disque Bone Machine, paru sur le label Island Records, est l’un des meilleurs de la décennie.
Si Tom Waits est une légende, il n’est pourtant pas du genre à flirter avec les charts. Non pas qu’il soit dans l’ombre, mais sa personnalité et son état d’esprit ne collent pas spécialement avec les attentes des radios et la pop lisse de l’époque. Alors quelle ne fut pas sa surprise quand son disque Mule Variations atteint une brillante trentième place dans les charts américains.
À la demande de Neil Young, Tom Waits fait son entrée au fameux Rock and Roll Hall of Fame. « Le Jackson Pollock de la chanson », comme le décrit Elton John, rejoint les plus grands. Mais vous connaissez le bonhomme : ce n’est pas ça qui changera sa vie. Il reste le même, toujours authentique, bizarre et, sans forcer, terriblement charismatique.