Derrière Al Jarreau, l’homme discret et peu enclin à parler de lui se cache une bête de scène doublée d’un monstre du rythme, passionné de jazz, de soul, de funk ou de RnB. Une diversité qui lui a parfois valu les critiques de ses pairs mais à travers laquelle il est devenu une légende.
Les dieux se sont certainement penchés sur le berceau de ce fils de pasteur et de pianiste pour lui accorder cette voix unique. Allant des plus graves d’un baryton à d’étonnants et subtils aigus, il est l’incarnation même de la musique. Amateur de scat, roi des percussions vocales, ses concerts sont toujours teintés d’envolées improvisées, son visage tordu et sa gestuelle unique galvanisant les foules.
Technicien hors pair, il transcende les frontières musicales avec une élégance et une joie communicative, réconciliant au passage l’exigence du jazz et l’exubérance de la pop comme personne avant lui. Ses reprises de standards comme Agua De Beber où il offre une démonstration et une maîtrise rythmique sans précédent, ou du tube pop d’Elton John Your Song sont de parfaites réinventions de chefs d’œuvre classiques.
Et pourtant, le monde a bien failli être privé des talents de ce grand artiste qui se vouait en premier lieu à une carrière de psychologue et de travailleur social. « En exerçant ce métier, j’ai appris à comprendre la souffrance et les moments difficiles chez les autres. […] Ça m'a changé ! J'espère que ça se retrouve dans ma musique, et dans ma façon d'être en scène ». Profondément humain, Al Jarreau incarne la générosité à la vie comme à la scène avec en fil rouge, le désir de « réconforter ceux qui se trouvent dans la souffrance ». Une joie contagieuse qui transformait ses concerts en une authentique communion.
Master de psychologie en poche, Al Jarreau ne se prédestine pas à la musique. Son désir d’aider le pousse à se lancer dans l’insertion sociale et professionnelle. Mais la musique lui colle à la peau et il continue à se produire dans des bars, de l’Iowa à la Californie, croisant la route de George Duke, Julio Martinez ou JR Monterose. Des collaborations remarquées qui lui font peu à peu privilégier sa carrière d’artiste à celle de psychologue.
Installé à Los Angeles, la voix éblouissante et ébouriffante d’Al Jarreau enchante le public jazzy des clubs de la ville : Dino’s, The Troubadour ou le Bla Bla Café. C’est dans ce dernier que des producteurs de la Warner Bros repèrent ce talent brut pour signer le début d’une longue histoire. La collaboration entre l’artiste et la maison de disque durera jusqu’en 2008.
Dès ses débuts, les albums de ce surdoué de la musique contiennent de prestigieuses collaborations, notamment avec les membres du groupe The Crusaders. Le succès est immédiat et en 1978, il décroche son premier Grammy Award. Une première consécration qui marquera le début d’une longue série. A la fin de sa carrière, il comptabilise sept des prestigieux trophées et est l’un des seuls chanteurs à avoir remporté des distinctions dans trois catégories différentes : jazz, RnB et pop.
Son talent de jazzman n’étant plus à prouver, Al Jarreau s’essaye à partir des années 80 à d’autres sonorités. Ce qui lui vaudra les critiques des puristes sera adoré par son public qui le hissera à la fois à la tête des classements de jazz et de variété. Parfait exemple du mélange des genres, l’album funky-pop L is for Lovers. Il ne reviendra à ses premières amours qu’au milieu des années 90 avec Tenderness, un album surprenant, enregistré en seulement cinq jours dans les conditions d’un concert.
Il existe des similitudes troublantes entre ces deux grands hommes. Une enfance biberonnée au jazz, une virtuosité sans égale, une tendance à flirter avec la pop pour créer un style plus accessible, à la limite entre la soul et le funk. Pas de doute, ces deux-là étaient fait pour se rencontrer. Mieux, pour s’entendre ! Et forcément, ça fait des étincelles sur le très bon Givin’it Up, présenté dans un concert mémorable au Jazz Festival de Montreux.
Al Jarreau enchaîne les albums et les tournées dans les années 2000. Le 8 février 2017, à 76 ans, il annonce sa retraite après avoir interrompu sa tournée dédiée au maître du swing Duke Ellington. Quatre jours plus tard, cette légende du jazz disparaît pour rejoindre le panthéon des grands artistes.